Extrait de «La barque de Charon»

En vue de la publication de la traduction française de mon livre «La barque de Charon», voici un extrait du début de l’histoire.

Tito et Anja mènent une relation maudite: très intime, Anja est pourtant encore en relation avec Jacopo. Après un incident inattendu, ils se retrouvent à Venise et Tito doit se poser la question: qu’est-ce que je dois faire maintenant?

Lorsqu’Anja me fit part son envie de fuir, je sus tout de suite où nous mènerait le voyage. D’une part, Venise est un bon choix d’un point de vue géographique, car de Trévise, on peut s’y rendre très rapidement en bus, mais d’autre part, le caractère de la ville correspond exactement à ce qu’il nous faut maintenant.

Venise est une ville silencieuse qui flotte sur les eaux en se recueillant tel un moine bouddhiste en profonde méditation. Même si ces derniers temps, elle a été de plus en plus contrainte par la fébrilité de notre siècle, cette ville est en vérité tout l’opposé de notre société actuelle. Lorsqu’on est à Venise, il faut prendre le temps, s’imprégner de l’atmosphère de la ville, apprendre à la connaître et gagner sa confiance. La lenteur n’y est pas un vice, mais une qualité et la véritable essence de ce lieu ne se que comprend que si on est prêt à marquer un temps d’arrêt sans se soucier du temps qui passe.

Venise est également une ville qui peut révéler des choses enfouies, car on peut se perdre dans ses innombrables ruelles, mais aussi en soi-même. Quiconque voyage à Venise et qui parvient à voir la Serenissima autrement qu’avec les yeux d’un touriste en partira plus riche. C’est une ville magnifiquement redoutable qui séduit tout en révélant le visage de quelqu’un que vous pensiez perdu depuis longtemps dans l’éclat trouble de la lagune.

Si je sais tout cela, c’est parce que c’est ainsi que j’ai ressenti la ville lors de ma première visite. À l’époque, j’y avais passé une semaine avec mes parents une semaine avant mon bac et c’est à Venise que j’ai su que je ne voulais pas faire d’études. C’est ici que je suis définitivement tombé sous l’emprise des rêves et que j’ai compris que je préférais être qu’avoir. En ne se définissant qu’à travers ce que l’on possède, on rattache toute sa personnalité à la chose la plus éphémère qui soit : la matérialité. Depuis la nuit des temps, ce sont les principes et les idéaux qui ont formé les hommes, non pas la mode ni les richesses qui viennent et qui vont. En se tournant sans cesse vers les dernières tendances, on n’est plus qu’une enveloppe vide qui change régulièrement d’apparence après quelques années. L’éclat des apparences est criblé de trous et n’offre aucune protection en temps de crise. Ce n’est que sur les solides fondements de principes inébranlables qu’on peut surmonter les époques mouvementées. À l’époque, j’étais revenu de Venise avec cette vérité, elle a fait de moi l’homme qu’Anja apprécie autant. Où donc fuir, sinon dans la ville de lagune ?

À bord du vaporetto qui nous conduit à Venise, je surprends un sourire sur le visage d’Anja pour la première fois depuis notre départ. Ce n’est pas un sourire d’euphorie, ni une joie dans l’élan du moment, mais un sourire calme qui puise son bonheur d’une paisible satisfaction à l’idée de ce qui va suivre.

— Le temps est magnifique aujourd’hui, tu ne trouves pas ?

Ce sont les premiers mots d’Anja depuis notre départ.

— Il fait étonnement beau pour début janvier. Je crois que nous pourrons passer un bon moment ici.

Anja acquiesce et me regarde. Ces yeux marron me consolent de ce sombre sentiment qui m’avait oppressé ces dernières semaines. Son regard a quelque chose de chaleureux et donne le sentiment d’être bienvenu et en sécurité.

— C’est bien que nous ayons du temps qui nous soit réservé à tous les deux, dit Anja tandis que le vent vénitien donne à ces cheveux cette note sauvage si belle et naturelle qui émane de son style et que j’ai toujours appréciée depuis que je la connais. Nous recommençons à parler comme nous le faisions avant qu’Anja ne se remette avec son petit ami et l’espace d’un instant, je suis presque persuadé que nous sommes les seules personnes sur ce vaporetto.

Rien de tout ce qui a pu me préoccuper un jour ne semble réel, ni la mort de mon père, ni la dépression qui s’ensuivit, ni le risque d’être au chômage, puisque j’avais entamé ce voyage sans en parler à monsieur Malnate. Anja réussit à me faire oublier tout ça, elle m’apporte ce que je pensais avoir perdu à jamais plusieurs années auparavant, mais en mieux. Cet état, plus serein et, j’ignore pourquoi, en même temps plus extatique que n’importe quel autre enivrement des sens, est déclenché par sa présence ici, avec moi. Comme pour les autres drogues, je reconnais le danger de devenir accro.

Nous accostons au sestiere San Marco. Toujours plongés dans notre conversation, nous flânons dans les ruelles en suivant les flèches en direction de la Piazza San Marco. Je sens que nous évitons tous deux sciemment de parler de la raison de notre visite de la Serenissima et je pense que nous aurons plus d’une occasion de le faire dans les prochains jours.

Peu de temps après, la place Saint-Marc s’étale sous nos yeux. Bien que je l’aie déjà vu, je suis complètement subjugué à sa vue. À notre droite, la place avance étonnamment loin dans l’espace et à y regarder de plus près, on reconnaît qu’elle se termine en pointe. Sur notre gauche, par contre, se trouve l’élément central de la piazza, voire de toute la ville : la basilique Saint-Marc, tout droit sortie d’un conte de fées ! Anja est séduite et je dois lui promettre que nous visiterons la basilique dès demain. Je le lui promets et tandis qu’elle est occupée à prendre des photos, je parcours la place du regard. Comme il fallait s’y attendre, une foule de touristes grouille sur la place, surtout des groupes asiatiques en voyages organisés, même s’il faut reconnaître qu’en ce début de janvier, il y a encore relativement peu de touristes dans la ville.

Je continue à laisser errer mes yeux, ils se posent soudain sur la terrasse du célèbre Caffè Florian. Un des clients regarde fixement dans ma direction et bien que ce soit plutôt improbable que de toutes les personnes présentes sur cette place, ce soit moi qu’il fixe des yeux, j’ai malgré tout l’impression qu’il m’observe.

C’est un homme d’âge moyen, il n’est pas particulièrement grand, mais pas inhabituellement petit non plus, il a les cheveux bruns et il est rasé. Ses cheveux sont peignés en arrière, très grisonnants sur les tempes, et laissent apparaître un front haut couvert de cicatrices. Sa grosse bouche se voit beaucoup, car elle détone au milieu des joues maigres. Il porte une veste bleu marine et une chemise blanche ainsi que des lunettes dorées aux verres sans monture, qui semblent étrangement encastrées sur l’arête de son nez, ce qui rend son regard perçant, tout en lui conférant à l’extrême l’allure caricaturale d’un écrivain extravagant. Devant lui, il a un verre de jus rouge, c’est du moins ce que je distingue de loin, ainsi qu’un petit livre posé à côté. Pour une raison que j’ignore, cet inconnu me dit quelque chose.

— Tu as vu quelqu’un que tu connais ?

La question d’Anja me tire de mes réflexions. Je souris et réponds en faisant diversion :

— Non, je me demandais juste pourquoi il y a toujours autant de gens qui vont au Caffè Florian, alors que tout le monde sait que ses prix sont exubérants.

Anja rit de ma blague improvisée et nous continuons à marcher nonchalamment jusqu’à l’hôtel.

L‘hôtel Melagrana n’est pas à 200 mètres de la place Saint-Marc. C’est un hôtel classique avec de hautes colonnes en marbres et des parquets accueillants à la réception et au bar. Camillo, le réceptionniste nous salue avec une joie presque excessive et nous attribue nos chambres. Il m’est d’emblée sympathique et j’imagine que je pourrais avoir avec lui quelques discussions très intéressantes. Nos clés sont ornées d’un pendentif en forme d’hippocampe, ce qui réjouit particulièrement Anja, mais je dois reconnaître qu’il possède un charme qui lui est propre. Nos deux chambres sont au premier étage, l’une à côté de l’autre. Nous décidons de rester à l’hôtel pour le dîner et nous donnons rendez-vous à sept heures et demie devant le restaurant.

Une fois dans ma chambre, je commence par me féliciter en mon for intérieur d’avoir choisi cet hôtel. Il correspond exactement à mes goûts, les chambres elles aussi sont aménagées dans un style classique, avec un parquet au sol et des meubles anciens. Au-dessus du lit se trouve une copie de « La Chute d’Icare » de Pieter Bruegel, d’assez bonne qualité en plus. Peut-être s’agit-il même de celle du Musée des Beaux-Arts, qui sait ?

À ma grande joie, je trouve un petit bureau dans ma chambre, sur lequel je dépose derechef les livres que j’ai sélectionnés à la va-vite pour ma lecture du soir dans la hâte du départ. En rangeant ma valise dans l’armoire qui s’avère à ma grande surprise être un dressing-room, mes pensées se tournent de nouveau vers Anja. Les événements se sont tellement bousculés ces dernières heures en s’abattant sur nous presque comme une transe, de sorte que je n’ai pas encore eu l’opportunité de me rendre compte de ce qui se passe exactement. Alors que je me demande si j’ai emporté un seul produit d’hygiène corporelle, ma situation m’apparaît soudain très clairement : je suis à Venise avec Anja, qui est toujours avec Jacopo.

Qu’est-ce que j’attends exactement de ce voyage ? Est-ce que je cherche à gagner Anja pour moi, à la convaincre de quitter son petit ami et de se décider pour moi parce que je serais mieux pour elle ? Ou est-ce que je veux simplement me conduire en ami en aidant une personne dans un moment difficile sans lui compliquer encore plus la vie en exigeant qu’elle prenne une décision ? Il y a de fortes chances qu’Anja se doute au moins de mes sentiments envers elle, mais cela ne me dit toujours pas ce qu’elle ressent elle. En plus, j’ignore totalement la raison de sa dispute avec Jacopo.

Il y a tant de questions sans réponse et à ma grande surprise, je me rends soudain compte que je ne suis même pas sûr de ce que je viens chercher ici exactement. N’importe quoi, bien sûr que je sais ce que je veux. Je suis fou d’Anja et fermement convaincu que je suis l’homme qu’il lui faut. Mais si Anja ne voyait pas les choses de la même manière ? Est-ce que ça ne serait pas horriblement injuste de vouloir la séparer de son ami ? Ne devrais-je pas plutôt essayer de l’aider à surmonter cette dispute ? Je ne suis pas à même de répondre à une seule de ces questions, mais peut-être qu’il n’est pas nécessaire de connaître les réponses dès le premier soir.

Chi va piano va sano e chi va sano va lontano.*

C’était le dicton préféré de mon père. Il m’a appris très tôt à être patient, une qualité qui ne semble plus être très répandue aujourd’hui. Mais il avait raison. Chaque chose en son temps. Aujourd’hui, je me contente, je le crois du moins, de choisir un plat principal pour le dîner.

*Rien ne sert de courir, il faut partir à point, ou littéralement : qui va doucement, va sainement, et qui va sainement va loin. [N.d.T.]

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